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Conférence "Guerres et mondialisation" : des incertitudes et une banalisation du discours guerrier pour les experts
Le 20 janvier dernier, SKEMA Business School a accueilli une conférence en partenariat avec le magazine Marianne, sur une thématique éminemment actuelle : « Guerres et mondialisation ». Ce rendez-vous académique organisé sous la houlette de Claude Revel, directrice du développement du think tank SKEMA PUBLIKA et de Frédéric Munier, directeur de l’école de géopolitique de SKEMA a accueilli Natacha Polony, directrice de la rédaction du magazine Marianne, et Franck Dedieu, son directeur adjoint. Tous ont partagé leur vision du paysage géopolitique actuel.
Article rédigé par Jonathan Fellous, étudiant en L3 programme Grande Ecole, Track Geopolitics for managers et Frédéric Munier, professeur de géopolitique et directeur de SKEMA School of Geopolitics for Managers.
En préliminaire et afin de poser les bases des échanges, Claude Revel est revenue sur l'emploi de plus en plus fréquent du terme « guerre » dans le débat public, amenant même certains politiciens à en faire l'apologie, gommant ainsi sa réalité sombre : la mort. En rappelant la formule de Paul Valéry « La guerre c'est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas », Claude Revel a rappelé le caractère tragique de la guerre et ses millions de morts.
Près de la moitié du monde en guerre
Franck Dedieu n'a pas manqué de rappeler l'espoir de Laurent Fabius au lendemain de la chute du mur de Berlin : « Nous allons recueillir les dividendes de la paix ». Après plus de quarante années de guerre froide, cette affirmation résumait le rêve de toute une génération. Aujourd'hui, « le réveil est brutal » insiste le directeur adjoint à la direction de Marianne. Les budgets militaires atteignent des niveaux records – supérieurs à ceux de la guerre froide – et les conflits se multiplient à l'échelle du globe.
Si Franck Dedieu tient à préciser que la guerre n'a jamais disparu depuis la fin des années 1980, il insiste sur son caractère inédit. En effet, le monde assiste à « l'apparition d'une pluralité des formes de conflits ». Pour la première fois « des guerres interétatiques, hybrides, larvées et civiles ont lieu de manière concomitante ». En faisant l'addition de tous ces conflits, 48% de la population mondiale est directement ou indirectement impliquée dans une guerre. Finalement, récolter « les dividendes de la paix » n'était qu'une chimère constate Franck Dedieu. A défaut, l'Europe hérite de crises économiques, conséquence inexorable de la guerre. Plusieurs questions se posent alors : « comment l'Europe peut-elle sortir de cette situation ? quel rôle l'Union-Européenne peut-elle jouer ? »
Des mondes dos à dos
Natacha Polony s'insurge devant la prolifération des discours guerriers, aux accents parfois messianiques. En effet, le champ lexical de la guerre s'est banalisé dans le vocabulaire. Pour expliquer le retour de la guerre, le récit occidental est univoque : « des dictatures belliqueuses tentent de déstabiliser les démocraties ». Néanmoins, la directrice de la Rédaction de Marianne signale que ce discours n'est pas forcément suivi hors de l'occident. Il est même remis en cause par des puissances révisionnistes de l'ordre mondial incarnées par les BRICS+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Arabie saoudite, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran). C'est pour cette raison que Natacha Polony invoque une « désoccidentalisation » du monde, avec un basculement des rapports de forces mondiaux en filigrane.
Selon elle, le bouleversement des plaques tectoniques géopolitiques ne devrait pourtant pas être une surprise. Il trouve ses origines au moment même où Fukuyama annonce la fin de l'histoire. Après l'effondrement de l'URSS en 1991, l'occident s'est largement focalisé sur la « libéralisation à marche forcée » de la Russie. Cette obsession Russe a rendu aveugle les dirigeants occidentaux devant « le réveil de l'Islam politique et des Empires ».
Natacha Polony souligne que les relations Occident/Russie n'ont de surcroit pas évolué favorablement. Au moment même où l'Union Européenne s'efforce de renforcer ses liens avec Moscou, certains signes avant-coureurs témoignent d'un changement de comportement de la Russie à l'égard de l'Occident. Selon la directrice de la Rédaction de l'hebdomadaire, l'affaire Khodorkovski en est un exemple emblématique. Oligarque et magnat du pétrole, Mikhaïl Borissovitch Khodorkovski affiche ses velléités politiques, au début des années 2000.
L'homme d'affaires russe se rapproche des Etats-Unis et envisage de céder une part du capital de Loukos, une compagnie pétrolière Russe, à des entreprises américaines, notamment ExxonMobil. Le Kremlin ne lui avait néanmoins pas donné son accord. Pour Natacha Polony, cette affaire est considérée par le président Russe Vladimir Poutine comme une tentative d'ingérence et une volonté de déstabilisation de la part Etats-Unis. Depuis, la paranoïa de Vladimir Poutine à l'égard de l'Occident n'a pas cessé de grandir et leurs relations se sont dégradées. Une suite d'évènements a contribué à creuser l'écart : la guerre d'Océtie du Sud en 2008, la volonté de Barack Obama d'intégrer l'Ukraine et la Géorgie à l'OTAN ce qui sera considéré comme un Casus Belli par la Russie.
« L'occident ne considérait pas ces
impérialismes comme dangereux »
D'après Natacha Polony, la période actuelle est le résultat de vingt ans de montée en puissance des impérialismes. L'occident était-il aveugle ou regardait-il ailleurs ? Obnubilé par les gains du commerce mondial, « l'occident ne considérait pas ces impérialismes comme dangereux », ou du moins, il pensait que « la mondialisation pacificatrice l'emporterait ».
Dans ce chaos multipolaire, quid de l'Europe de la défense ?
Natacha Polony qualifie l'Union Européenne de « nain géopolitique ». C'est selon elle son fonctionnement même qui n'est pas adapté à une Europe de la défense. En effet, l'Union Européenne a fait de la concurrence son dogme absolu, ce qui lui empêche de promouvoir et favoriser de grands groupes industriels, pourtant indispensables à son industrie de défense. Elle met également en évidence des divergences idéologiques et des intérêts contradictoires. A l'Est de l'Europe, les pays de l'Union Européenne préfèrent s'appuyer sur le parapluie américain tandis que la France veut garder une position « presque non alignée ».
Se pose alors une nouvelle interrogation : quelle peut être la position des européens sur la scène internationale ? Cette question n'est pas sans poser de difficultés à l'Union-Européenne, précise Natacha Polony, dans la mesure où « la défense est du ressort des États ». En outre, l'UE s'est dotée d'outils inadéquats pour atteindre l'objectif de développer une industrie de défense. La directrice de la rédaction de Marianne s'est notamment penchée sur l'exemple de « la facilité européenne pour la paix ». Des États membres fournissent des équipements militaires à leurs partenaires en échange de fonds destinés à renforcer l'industrie de défense européenne. Or, Natacha Polony rappelle que la Pologne se sert de ces fonds pour « acheter du matériel militaire aux Etats-Unis ».
En conclusion, la journaliste exprime son inquiétude de l'avenir. Selon elle, « nous ne sommes pas à l'abri d'une guerre globale ». Cette menace est d'autant plus réelle que certains acteurs partagent des « intérêts financiers et idéologiques » favorables au début d'une guerre.